Une relation comme celle de deux soldats qui s’entraident pendant la guerre. C’est fort, c’est vrai, mais quand on rentre chez soi, on veut retrouver ses proches, pas le soldat qui porte nos stigmates, et on préfère jeter la médaille de mérite plutôt que de la chérir comme une relique, qui est seulement maudite. D’abord on l’oublie dans une poche, puis on la glisse dans un tiroir plein de cochonneries, un vieil Ipod qui ne fonctionne que si on le charge en même temps, un pass Navigo périmé, une recette de pesto de basilic écrite à la main, des photos de gens dont on a du mal à se rappeler le son de la voix. Malgré tout, ça me revient, cette soirée au Passing Clouds. On avait bu des bières avant, beaucoup de bières, et on avait beaucoup fumés aussi. J’avais démissionné, c’était ma leaving party. On était au pub, car oui c’est toujours là qu’on atterrit, pour fêter les arrivées et fêter les départs. Il y en avait tant, de départs. Ici, personne ne reste. On avait beaucoup utilisé le photomaton à l’intérieur du pub pour avoir des images à montrer de notre soirée. Je ne parle plus à aucune de ces personnes, pourtant j’ai travaillé neuf mois avec elles. Neuf mois. Une gestation. Mais après tout ici, personne ne reste. Je me souviens de leurs rires maintenant. Après des litres de bières en terrasse, on a commandé des Uber. Une voiture ou deux voitures? Je ne sais pas, je ne sais plus qui était là, avec moi et les filles du photomaton. Les inconnus de ma leaving party et moi on étaient tous là, une heure plus tard, à faire la queue sur un bout de trottoir sale pour entrer au Passing Clouds. Évidemment à partir de là c’est encore plus flou, mais j’ai le souvenir d’un concert reggae slash jungle slash dub. Évidemment je vous dis, c’était flou. J’ai tapé sur internet, le samedi cinq août deux mille seize c’était l’une des soirées pour les dix ans du club, les dix ans du Passing Clouds, juste avant qu’ils ne soient mis à la porte définitivement. Mais le samedi cinq août deux mille seize ils faisaient encore la fête. Et moi je fêtais mon départ, celui sans plan b, celui où j’écris dans un carnet rangé dans ce même secrétaire, il y a donc quatre ans que « je démissionne et ne souhaite pas retrouver de travail », le courage de partir sans filet de secours. Internet m’apprend que ce soir là Mc Xander jouait. En tapant images dans Google, effectivement je me souviens de lui, de ses dreads et de son bouc. Quand son set s’est terminé, on est montés au premier étage, qui est l’endroit de cette planète, je pense le plus mystérieux pour moi. Je me souviens bien mieux des toilettes – quelque part dans le club – que du bar, des canapés, petites tables, rideaux et des lampions qui n’existent que sur les photos de mon écran. Il me semble que les couleurs étaient chaudes, du rouge, du jaune, des couleurs de babos j’ai dû dire. Il y avait toujours une fille qui maquillait nos visages avec des glitters. Je m’asseyais maladroitement sur un tabouret et elle dessinait sur mes paupières, mes tempes et mes joues, avec son pinceau très fin, tout doux, qui chatouillait la peau. J’espère lui avoir déjà donné des sous, mais je préfère être sincère avec toi, je ne lui ai rien donné, jamais, ou alors une pièce de ten pence, car je pensais qu’elle n’existait pas vraiment, qu’elle était une création de mon imagination, comme une elfe. Alors qu’en fait, c’était pas une elfe, mais une vraie fille, qui comptait sur ses tips pour se payer son déjeuner du lendemain. On fait tous des erreurs. Bref, des paillettes plein la gueule – car oui c’était vraiment ça – on se retrouvait tous au hasard, quelque part, à boire quelque chose. Je crois qu’on me poussait à boire des trucs dégueulasses comme des vodka orange ou pire, des vodka redbull. Je tolérais encore la caféine à cette époque. Mais finalement ce que je voulais vous raconter ce n’est pas Mc Xander, ou cette elfe exploitée, mais le souvenir le plus intense que j’ai du Passing Clouds. Tu sais quand tu montes au premier étage, il y a toujours un vigile, car il y a une porte, la porte de derrière, une issue de secours qu’il garde toute la nuit, juste au cas où. Et il y a un piano. Et cette nuit – je m’étais sans doute perdue moi et toute ma compagnie – il y a un garçon. Il porte une robe, ou une robe de chambre, ou un peignoir, ou une tunique indienne. En tout cas il porte un vêtement très fluide, que j’appellerai robe. Au pied de l’escalier, entre le piano et le vigile, il y a un garçon en robe. Lui aussi a des paillettes sur le visage, et surtout il danse. Mais il danse, vraiment. Ce garçon, il se dandine, les bras au dessus de la tête, il fait tourner son habit, il est heureux, ça se voit. Personne ne me croit quand je raconte cette histoire, car aucune des personnes présentes cette nuit-là n’a de souvenirs de ce garçon en robe qui danse au pied de l’escalier, entre le piano et le vigile. Mais moi je me souviens, il était là. Ou peut-être qu’il était seulement là pour moi. Je lui ai adressé la parole, parce que lui aussi il était un peu magique à mes yeux. Je lui ai posé une question, sans doute, pas timide pour un sou avec la vodka de mon orange. Et il m’a répondu qu’il dansait, qu’il dansait comme ça toutes les nuits où le club était ouvert, au pied de l’escalier entre le piano et le vigile. Il dansait la nuit car il ne voulait pas travailler le jour, et c’était ça qui le rendait heureux. Il s’est évaporé derrière les portes fermées du Passing Clouds, avec l’elfe et les vodka. Quel rapport avec les soldats? Ah oui, c’est vrai, les soldats… Et bien la maudite médaille, on la sort du secrétaire, et on la jette à la poubelle, car contrairement aux histoires du Passing Clouds, celles des soldats qui s’aiment trop dans les tranchées mais plus du tout à la maison, on les a trop entendues.

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