Quarante kilos, c’est pas grand chose, c’est un sac un peu lourd, un sac de peau, d’os, de sang et de poils. Ah, et de varices aussi. Je n’étais pas grosse, je vous dis, pas plus qu’un sac un peu lourd. Pourtant, comme mon corps est vivant, il bouge, il se distend, se recroqueville, se dilate, se boursoufle et se dégonfle. Un corps mouvant comme des sables, qui dévore ceux qui lui marche dessus. Sur la peau, des cicatrices faites par des sécateurs et des arbres trop hauts, une tache de naissance crantée sous le genou gauche, des centaines de grains de beauté, partout, vraiment partout, du sang bleu dans le creux des bras, et des varices. J’avais dix-huit ans, pas d’enfant dans le ventre, pas pris de poids, mais mon corps est vivant, et j’ai des varices. De fines lignes violettes et bleues qui tracent des hiéroglyphes sur mes cuisses. La preuve à l’encre indélébile que mon corps se déconstruit, se brise, se bruise, explose, mais que malgré tout, il est toujours là, entier ; de simples faisceaux translucides qui me murmurent à l’oreille que rien n’est figé, que les corps changent, sont en devenir. Pourtant je me souviens bien de la réaction d’un de mes premiers copains – l’un de ceux qui te mettent des bâtons dans les roues pour toute ta vie avec les complexes qu’ils ajoutent sur ta liste déjà bien trop longue – que mes varices, son frère médecin pouvait les enlever. QUOI? Déjà j’apprenais ce qu’était une varice, mais surtout, mes varices elles font parties de mon corps, les enlever, c’est enlever une partie de moi, c’est nier que je suis un sac un peu lourd, fait de peau, d’os, de sang et de poils. Enlever mes varices, c’est lisser ma peau, aplatir mon corps, le rendre inoffensif. Je ne lui en veux pas, comme beaucoup de garçons on lui a appris que le corps des filles devait se domestiquer. Et alors même que j’étais mince et épilée je lui faisais encore l’affront de porter les marques de mon corps vivant, indomptable. Aujourd’hui, dès que j’aperçois mes varices j’ai de nouveau dix-huit ans et je suis sur cette plage à écouter un garçon des années 90 me parler de mes varices comme d’un monstre tapi sous ma peau. Alors oui, pendant des années je l’ai cru, je pensais qu’un monstre laid avait trouvé refuge en moi, qu’il fallait l’en chasser. Mais un jour ce monstre, à force de lui sous-louer mon corps, il est devenu mon ami, et je n’appellerai plus personne pour le faire partir.