L’auto-école. Un lieu sordide où des adolescents en jogging Adidas s’entassent pour répondre à des questions sur des priorités à droite et l’autorisation de stationnement les jours impairs. Se garer en épi ou en bataille, s’engager en premier sur une voie rétrécie, à combien rouler sur cette section d’autoroute, la distance à respecter pour ne pas mettre autrui en danger. Le système est bien huilé, lorsque l’adolescent répond correctement aux questions durant plusieurs sessions il gagne son ticket d’or pour passer le code de la route. Les petits boitiers sont certes amusants, mais les chaises sont inconfortables et grincent dans le silence qui entrecoupe les questions posées par une voix robotique et féminine. Personne ne se parle, personne n’est ami avec ses compagnons de code ; pourtant tout le monde passe le code en province, mais elle se retrouve toujours toute seule sur sa chaise en plastique qui grince. Il y a bien des gens qu’elle a croisés dans l’unique rue du centre-ville, mais elle ne connait même pas leur prénom, ils viennent d’autres lycées, ont une autre origine sociale, et finalement elle ne peut que partager un sourire gêné avec eux lorsqu’une question est capillotractée ou trop cheloue. La seule personne qu’elle aime bien ici, c’est la fille de l’accueil, elle est douce et lui sourit tout le temps. Elle sait bien qu’elle n’a pas envie d’être là, qu’elle va passer son permis juste parce qu’elle habite dans une ville de province, alors qu’elle va déménager bientôt, dans une ville où l’on ne conduit pas de voiture, où l’on s’assoit dans un grand ver automatisé que d’autres appellent la rame de métro. Elle y montera une fois dans la cabine du conducteur de la ligne 10, et ils rouleront ensemble sur quelques stations. Est-ce qu’elle oserait encore interpeller l’homme lors de son changement de poste sur le quai, et lui demander de grimper dans sa cabine, juste comme ça, pour voir? Bref, elle sait que passer le code n’est pas une de ses priorités, mais elle veut se fondre dans la masse. Elle y passé tellement d’heures dans cette salle aux rideaux tirés, avec au fond la petite pièce où les moniteurs boivent un café avec trop de sucre. Elle la connaîtra cette salle, car elle pleurera lors d’une leçon de conduite, et le moniteur l’emmenera dans cette petite pièce où elle boira elle aussi un café soluble trop sucré sous les regards lourds de sous-entendus des autres élèves. Néamoins, elle n’avait eu aucune envie de flirter avec ce moniteur, il avait juste été trop dur avec elle lors d’un créneau et il faisait amende honorable en l’entrainant partager un café, avec lui qui a le permis, qui est le parfait petit produit de province. L’aimait-elle un peu plus que l’autre? Celui qui l’emmenait chercher ses potes à leur domicile et faisait des doigts d’honneur à ceux qu’il reconnaissait sur les trottoirs. Alors oui elle rigolait, ça c’est sûr, mais elle avait quand même loupé son permis la première fois, faute de pouvoir faire des doigts d’honneur aux passants. On en était pas encore là, puisqu’elle est toujours assise sur cette chaise trop bruyante à presser A, B, C ou D pendant une heure. Elle passera le code une première fois et l’examen tiendra lieu sur la base militaire de sa ville, appelée la base 105. Elle loupera son examen, pas de beaucoup non. Une erreur de trop. Mais les mois passent, et à la rentrée elle va partir, il faut donc faire vite. On l’inscrivit à un stage de formation accéléré et intensif, à peu près cinq heures de code par jour pendant trois jours. Il fallait bien ça pour qu’elle imprime les sorties de rond-point et autres panneaux triangulaires. Elle ne se lève plus à la fin des sessions, elle reste assise toute l’après-midi au même endroit, désormais tout à fait à l’aise, comme chez elle. Elle dit bonjour aux joggings Adidas, et voit même passer un sac Longchamp, l’original, de temps en temps, à qui elle ne dira jamais bonjour. Il y a des différences aussi larges que des ravins, et elle n’a pas le temps ni l’énergie de construire un pont entre chaque crevasse. Elle se rend compte qu’il y a là un garçon comme elle, assis depuis trois sessions. Soudain, elle réalise qu’elle sent le graillon et elle se demande s’il peut le sentir depuis sa place. Elle ne sait pas s’il est en stage intensif lui aussi, ou tout simplement passionné par la théorie de la conduite. Elle ne se souvient pas s’ils ont souri lorsqu’ils se sont croisés du regard, ni même s’ils se sont croisés du regard tout court, mais elle sait qu’elle ne l’a jamais vu avant, que ce soit ici ou en ville. Il est tout bonnement apparu, le jour où elle sentait le graillon. En sortant de l’auto-école ce jour là, elle a besoin de marcher, il est encore tôt. Il est encore tôt et il fait beau. Elle porte sa robe noire avec des fleurs rouges, qui est repliée à la taille pour en faire une longue jupe. Face aux magasins Printemps, signe de toute bonne ville à moyenne densité, elle s’apprête à traverser, quand elle reconnut le garçon de l’auto-école. Il lui jeta un regard en coin et lui tendit la main, comme pour la lui serrer, mais à la place il y glisse un bout de papier sur lequel est griffonné un numéro de téléphone et un prénom. Ah bah ça alors! comme dans un film de Klapisch. Elle a pensé que c’était sûrement une blague, qu’elle allait se retourner et le voir ricaner de sa naïveté. Mais quand elle s’est retournée et il avait juste disparu. Quels sont les messages qu’ils se sont échangés ce soir-là et tous les jours qui suivent, elle ne s’en souvient pas, mais ils se sont revus rapidement, peut-être même pendant une session de code. Elle lui a prêté un de ses pulls Lacoste, le blanc, trop grand pour elle, acheté à Emmaüs. Lui, un foulard en soie Hermès, un vrai, qu’elle porte pour aller boire des demi au bar avec ses amis. Elle fait même une tâche dessus, mais elle s’en fiche un peu, elle ne sait pas vraiment prendre soin de ses affaires. Il lui raconte qu’il est riche, très riche, mais elle voit bien qu’il est triste, qu’il y a quelque chose qui cloche chez lui, comme un ressort cassé. Elle est persuadée qu’il aurait tout abandonné, là tout de suite, juste pour se sentir profondément heureux rien que dix minutes. Un jour alors qu’ils surplombent la ville, il a remonté la manche de son sweat, et elle a vu les marques, peu profondes mais nombreuses, sur son avant-bras. La peau avait rougi et gonflé, là où le bout de verre s’était posé. Avait-il fait ça pour l’impressionner? Ou lui faire peur? Elle se sent complètement impuissante face au garçon de l’auto-école. Pour lui porter chance le jour de son examen, il lui a apporté son doudou d’enfance, c’était un petit lapin gris, vieux et doux, avec une odeur un peu sucrée. Ça lui a porté chance, elle a réussi son examen. Ils ont même été lui acheter une Sophie la Girafe car elle lui a confié que c’était son jouet de naissance – comme l’ensemble des bébés français des années 90, mais qu’elle ne l’avait plus depuis bien longtemps, perdu entre deux déménagements de ses parents. Alors il a tenu à ce qu’ils aillent dans une grande surface et à lui offrir une nouvelle Sophie, absolument vierge de toute morsure, qu’elle a toujours quelque part dans un carton dans un garage. Le jour où elle a décidé de ne plus le voir, elle a posé le lapin en peluche sur le pilier de son portail pour qu’il vienne le chercher – elle ne sait pas où il habite, et lui son pull sur un banc où ils avaient l’habitude de s’assoir. Elle est arrivée trop tard pour le récupérer, le pull. Quelqu’un l’avait déjà pris. Ou alors il a menti et l’a gardé – elle préfère autant croire à cette deuxième hypothèse. Le lapin avait lui aussi disparu, mais dans les mains de son propriétaire. Il a laissé une lettre à la place, parfaitement manuscrite. Elle aussi est dans un carton, toujours dans son enveloppe. Il y parlait d’amour. Peut-on vraiment aimer quelqu’un quand on s’aime moins qu’on aime un éclat de verre.

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